Peut-on ressentir de la gratitude sans vouloir ni pouvoir l’exprimer ? Et envers qui ?
C’est un sentiment assez complexe et a priori positif. Nombreuses sont les circonstances où l’on éprouve un besoin de dire merci. Les chrétiens l’ont formalisé dans diverses occurrences ; que ce soit sans les actions de grâces ou plus quotidiennement dans le benedicite. Il me semble que c’est un besoin qui vient d’assez profond de la conscience. Mais je trouve embarrassant de le trouver souvent coloré d’une forme d’obligation. Sans doute peut-on considérer la reconnaissance comme l’expression –obligatoire ou non- de cette gratitude. Et parfois la morale commune impose cette obligation envers des personnes envers lesquelles ont ne se sent pas en dette. C’est ainsi le cas des parents qui ont pu être maltraitants.
J’en viens à une circonstance, personnelle, où j’éprouve couramment de la gratitude et pratiquement sans aucune possibilité de l’exprimer. C’est dans le domaine de l’art ; plus précisément dans le domaine de la musique. Suis-je atypique mais je dis souvent que je pourrais vivre sur une île déserte sans livre mais pas sans appareil à diffuser de la musique.
Depuis des années j’étais malheureux car dans mon logement la FM ne passe quasiment pas, et France Musique m’était inaccessible. Or tout récemment j’ai découvert le Dab+ une nouvelle technologie qui permet de recevoir par le truchement d’un appareil une infinité de radios en qualité haute-fidélité. Ce genre d’appareil existe en modèle de salon ou de poche (lequel me permet d’aller en salle de musculation avec Radio Classique dans mes oreilles !).
Quel rapport entre le Dab+ et la gratitude me direz-vous ? J’y viens : l’autre matin, dans ladite salle de sport, j’ai pu écouter, sur France Musique, une chanteuse québécoise d’aujourd’hui 80 printemps, et que j’avais presque oubliée ou du moins rarement écoutée. Sa voix, exceptionnelle, accompagnée de son franc parler -avec accent !- m’ont procuré une intense émotion.
Peut-être savez-vous que pour les musicologues une des causes premières du plaisir à écouter de la musique repose sur la reconnaissance ; on reconnaît, on identifie un morceau, un thème, un motif qu’on a déjà mémorisé. Wagner a utilisé ce mécanisme dans ses opéras en attribuant un motif spécifique associé à un personnage – Siegfried, Parsifal, etc.- le leitmotiv. Et, bien banalement, chacun de nous a forcément pu éprouver ce plaisir innocent en écoutant ou réécoutant un chanteur ou une musique aimée. A cela s’ajoutent des expériences récentes prouvant qu’un nouveau né de quelques heures réagit à l’écoute d’une musique chantée par sa mère in utero, sachant que l’ouïe est le premier des sens à se développer (Colwin Trevarthen).
So what ? Eh bien à l’écoute de cette Québécoise, primo j’ai ressenti une profonde gratitude pour sa capacité à m’émouvoir et secundo, j’ai pris conscience que cette gratitude immense je pouvais la ressentir à l’endroit de personnes aussi diverses que Felix Leclerc (autre Québecois !) Jacques Brel, Léo Ferré, Pia Colombo, mais encore –et surtout- Monteverdi, Tchaïkovski, Mahler, Prokofiev, Rachmaninov, sans oublier Theodorakis ni Elaine Karaindrou ni combien d’autres.
La particularité de la musique par rapport à tous les autres arts est qu’elle convoque autre chose qu’une simple émotion esthétique. On peut admirer la Joconde (quelques secondes au Louvre !) ou revoir avec autant de plaisir dix fois La Horde Sauvage ou La Grande Illusion mais ce plaisir s’use quelque peu ou évolue vers une critique ou une analyse filmique, alors que écouter l’adagietto de la 4ème de Mahler pour la centième fois ou le dernier mouvement de la Pathétique de Tchaïkovski et être pourtant submergé à chaque fois de la même immense et incommunicable émotion.
Donc, je me sens immensément reconnaissant à tous ces artistes, créateurs et interprètes d’être capable au-delà de leur mort de provoquer un tel bonheur. Voilà, c’est ce sentiment qui domine. Une véritable béatitude.