J’ai la boule au ventre depuis si longtemps … et les larmes me viennent parfois tout d’un coup sans que je puisse les contrôler.
Mais si vous me croisez vous ne verrez rien. Parce que j’ai été nourrie, lavée, habillée, que j’ai reçu les bonnes manières, que j’ai fréquenté les bonnes écoles, que je suis partie en vacances, que j’ai reçu des cadeaux de Noel, que toute ma vie j’ai entendu tout ce qu’on faisait pour moi et que tout ça m’a laissé un vernis aux apparences presque parfaites. Vernis qui m’a empêché d’oser comprendre puis crier que l’essentiel m’avait manqué.
Je sais que, à peine née, je risquais déjà de prendre de mauvaises habitudes si un adulte me prenait dans ses bras quand je pleurais… ou même quand je ne pleurais pas. Que quelques mois plus tard j’étais saisie brutalement par mon père et déposée dans la cuisine la nuit si je pleurais au lieu de dormir (le dressage des premières heures n’ayant visiblement pas donné les résultats escomptés). Mais que quelques mois plus tard encore, on me réveillait la nuit pour me faire faire pipi (parce que là aussi, on espérait que le dressage serait plus efficace que le confort d’une couche). Que plus tard encore, je n’avais pas le droit d’être gênée de me montrer en culotte en plein magasin et étais à l’occasion traitée de « sotte ». Que plus tard encore, j’ai 8 ans cette fois, je n’ai droit à aucune pudeur même en plein terrain de camping. Déjà je n’ose rien dire parce que jamais mon corps ne m’a appartenu. Déjà j’ai ce sentiment que j’en suis dépossédée et que toute revendication le concernant sera bafouée. Chaque tentative de le protéger est suivie d’une seconde humiliation, verbale cette fois.
Ce corps est violenté dans les limites de l’acceptation sociale, comprenant bien entendu les fessées déculottées par un père déchaîné parce que soudain « il y a trop de bruit » (ne connaissant sans doute pas le coït interrompu il devait en effet supporter 4 enfants d’âge très rapprochés). La toilette et les punitions sont régulièrement des paravents à l’utilisation de ce corps pour la satisfaction sexuelle des parents (même sans attouchements ni viol). Ce corps est trop jeune pour comprendre, il sait seulement que quelque chose cloche, et la violence subie n’en n’est que plus destructrice.
Ce corps croira plus tard qu’un homme censé l’aimer a le droit de le violenter (même s’il s’agit « seulement » de violences psychologiques). Que ce soit un amant, un patron… ce corps entendra que pour avoir l’amour ou la reconnaissance d’un homme (le premier ayant été le père), il faut être violenté. Ce corps aujourd’hui serait en bien meilleure santé si la tendresse avait remplacé la viande quotidienne, si le respect avait pris la place des vacances et si l’amour avait pris la place de la perversion. Si dans un des nombreux albums photos, quelque part, il pouvait se voir blottie dans les bras de sa mère ou avoir le moindre souvenir d’avoir été consolée par elle.